Catherine Texier : « Je n’ai pas envie de me contenter de la parité »
Rencontre avec la directrice du FRAC-Artothèque Nouvelle-Aquitaine
Catherine Texier est une militante et une passionnée. Pour celle qui sillonne les routes de Nouvelle-Aquitaine depuis plus de quarante ans avec un camion rempli d’oeuvres d’art pour les amener sur des territoires rarement investis par l’art contemporain, la volonté de faire bouger les lignes est son fer de lance. Dans cette grande interview qu’elle a accordée à Champs Libres, elle revient sur la place des femmes dans l’art, le rôle important de la diffusion, et l’importance des gestes et des savoir-faire. Inspirant.
Quelle place le FRAC-Artothèque donne-t-il aux femmes artistes qui vivent dans des zones rurales de Nouvelle-Aquitaine ?
La question est vaste. Si on prend l’angle des femmes artistes, puisque notre travail consiste à montrer les artistes et leurs oeuvres, cela se situe à plusieurs niveaux. Il y a d’abord la question de la collection. En France, la collection publique a historiquement un retard incroyable et cela se joue dans la création contemporaine : les femmes sont très mal représentées. Alors, on parle beaucoup de parité… Mais si l’on parle de parité, on ne va pas beaucoup faire progresser les choses. Le passif est tellement important que si on se contente uniquement d’acheter 50% d’oeuvres de femmes, il ne se réduira pas.
J’insiste auprès du comité technique d’achat du FRAC-Artothèque – composé d’experts et d’artistes – pour qu’il y ait non seulement autant d’acquisitions d’oeuvres de femmes, c’est le minimum, mais aussi pour qu’il y en ait plus. Et on est vigilant sur le nombre d’acquisitions et sur leur montant.
Le FRAC-Artothèque, de l’art partout où il y a des hommes et des femmes
La diffusion sur le territoire et plus spécifiquement en zone rurale constitue l’ADN du FRAC-Artothèque. La collection ne reste pas dans les locaux de Limoges ni dans une réserve, elle est répartie dans les départements, villes et villages du Limousin et Poitou-Charente. Les relais locaux qui assurent la diffusion des oeuvres sont des associations, comme Peuples et culture à Tulles, Quartier Rouge à Felletin, mais aussi des communes, des lycées, des médiathèques, des musées, la résidence de création de Sam Basu à Treignac… Un partenariat avec Rurart, le centre d’art contemporain situé dans le lycée agricole Xavier Bernard à Rouillé, vient d’être signé.
« Le FRAC-Artothèque passe aujourd’hui à la vitesse supérieure en transformant un certain nombre de ces points en pôle de ressources », explique Catherine Texier. Conseil juridique, aide à la création, mutualisation de moyens feront partis de leurs missions. « S’insérer dans un réseau aujourd’hui est un gage d’avoir la bonne information au bon moment. »
Si on s’attache plus à la diffusion de ces oeuvres, il se trouve que le FRAC-Artothèque s’adresse beaucoup au secteur associatif. Sur le territoire de proximité, les femmes sont très présentes dans les associations qui s’intéressent aux arts, y compris les élues. Quand je vais dans les villages en périphérie du lac de Vassivière ou en Haute Corrèze, certes le maire est encore souvent un homme, mais les adjointes à la culture sont souvent des femmes. Cela fait partie de leur périmètre d’intérêt et de responsabilité. Ce paysage est donc féminin.
Vous faîtes de la discrimination positive dans l’achat d’oeuvres de femmes artistes ?
De la discrimination militante. Revendiquée. Je ne veux pas non plus tomber dans la démagogie pure et dure et n’acheter que des oeuvres d’artistes femmes. Mais je n’ai pas non plus envie de me contenter de la parité. Je mets des contraintes sur le choix des acquisitions. Je n’ai pas de quotas et cela se passe en discussion avec les membres du comité technique. Récemment, j’ai encore eu une discussion avec des membres du comité technique qui ne proposaient que des oeuvres d’homme, sans s’en rendre compte. J’ai une vision plus militante qu’il y a quelques années.
Ce choix, vous le faites dans la constitution des collections. Le faites-vous également dans la diffusion ?
Dans la diffusion, dans la constitution des équipes, partout. Dans le paysage de l’emploi culturel dans le domaine des arts plastiques, les professions se sont beaucoup féminisées parce qu’elles se sont aussi fortement précarisées. Quand les FRAC ont été créés il y a 40 ans, je ne suis pas sûre qu’on atteignait la parité. Aujourd’hui, il y a une parité. Mais les conditions de travail se sont durcies, le secteur culturel s’est globalement durci dans son équilibre économique, dans son rapport à la société.
J’ai une vision plus militante qu’il y a quelques années.
Le domaine de l’art contemporain est attaqué d’un côté comme de l’autre – je ne parle pas de bords politiques. D’un côté parce qu’il représenterait une élite, un art réservé à quelques uns, et de l’autre parce qu’il représenterait une espèce de … « bordélisation » de la société, pour reprendre un terme actuel. Je ne trouve pas ça inquiétant, c’est normal que la création contemporaine soit attaquée.
Parce qu’elle questionne ?
Là, c’est plus que des questions. Elle est attaquée. L’art contemporain est la cible du RN. C’est un marqueur sociétal de la relation aux gens.
Si je comprends bien, la diffusion est compliquée pour tous les artistes ?
La diffusion est compliquée pour tout le monde. C’est incontestablement plus difficile de construire un parcours professionnel en étant une femme artiste qu’en étant un homme artiste. En milieu rural, en plus, l’isolement est fort, la diffusion est plus complexe. Pour un artiste, ce qui compte, c’est aussi de vendre ses oeuvres. Il faut connaître le marché de l’art pour pouvoir développer un parcours professionnel. La disparité entre les parcours des étudiants et des étudiantes est forte au sein des écoles d’art. Après l’école, cette disparité monte en flèche. Aujourd’hui, ça bouge un peu… Depuis peu.
Est-ce que le FRAC-Artothèque essaie de suivre les parcours des femmes artistes ?
On le fait pour les femmes et les hommes. Nous constituons des ensembles monographiques sur plusieurs dizaine d’années. On ne s’est pas posé la question de vérifier si on avait accompagné autant d’hommes que de femmes – je dirais que non. Mais des femmes ont été accompagnées pendant tout leur parcours professionnel. C’est le cas de la photographe contemporaine Chrystèle Lérisse, qui est installée à Saint-Gilles-les-Forêts et qui s’intéresse aux paysages, dont on suit le travail depuis le début des années 90. Certains artistes sont des compagnons de collection parce que leur travaux viennent percuter les orientations de la collection et/ou parce qu’ils sont sur le territoire. Ce serait criminel de ne pas croiser ces deux facteurs-là.
Je pense aussi à Laurie-Anne Estaque, qui travaille à Felletin en Creuse et dont le parcours est exemplaire. Elle a un rapport presque charnel au territoire, je ne la vois pas travailler en ville.
Champs Libres a fait un reportage sur Clorinde Coranotto et ArtnOmad. Comment voyez-vous cette initiative ?
On a soutenu Clorinde au départ, directement et indirectement. La collaboration du FRAC-Artothèque lui a permis d’avoir un réseau – elle se serait sûrement débrouillée sans nous parce qu’elle a une telle énergie ! – mais on a essayé de lui raccourcir le chemin.
Découvrez le reportage de Champs Libres sur Clorinde Coranotto et son projet ArtnOmad :
L’implantation dans un nouveau bâtiment à Limoges ne va-t-elle pas mettre un coup d’arrêt à la diffusion ?
On ne conçoit pas d’arrêter la diffusion, alors que l’on est en train d’investir un nouveau bâtiment. On veut garder un équilibre : le bâtiment est un émetteur-récepteur. Il sera à la fois en capacité de produire de la pensée, des expositions, de la production d’oeuvres et de faire en sorte que tout cela voyage sur la Nouvelle-aquitaine, et il permettra aussi de créer une chambre d’écho à des productions, des artistes, des collaborations.
Partir avec notre camion rempli d’oeuvres et aller nous poser à un endroit à la rencontre d’une population, c’est notre métier.
On a arrêté la diffusion territoriale ces trois derniers mois car l’équipe travaille à l’implantation dans le nouveau bâtiment, mais on va reprendre en août. L’équipe ne conçoit pas de se muséifier dans un lieu. Le rapport à tout type de personne qui travaille avec nous est ce qui nous nourrit.
Dans l’ADN du FRAC-Artothèque, il y a aussi les savoir-faire…
Ah oui ! Le programme Artistes et savoir-faire, je l’aime beaucoup. Il est né en 2019, quand Frédéric Bernadaud est devenu président du FRAC-Artothèque. En tant que dirigeant des porcelaines Bernardaud, il a un intérêt fort pour les métiers d’art. On a conçu ensemble un projet qui s’écarte des métiers d’art. Artistes et savoir-faire, ça ne veut pas dire tissage, porcelaine et arts du feu. On n’est pas (uniquement) là-dedans. Il y a un élargissement du paysage des savoir-faire qui va au-delà des métiers d’art et qui va sur des choses semi-industrielles et artisanales.
Dans le cadre de ce programme j’ai visité une entreprise à La Rochelle qui fabrique des joints de caoutchouc pour le monde agricole. Je suis allée à la maison Rémy Martin à Cognac. On a visité une entreprise à Château Chervix en Haute-Vienne qui fabrique des matelas en laine,…
On s’est beaucoup intéressé au réseau des entreprises du patrimoine vivant, un label qui s’intéresse à la transmission. Et on est sorti du binôme artiste et entreprise.
Les artistes ont pour cahier des charges de pouvoir travailler avec plusieurs entreprises en même temps de façon à croiser les savoir-faire et à créer une dynamique différente. On le voit dans les deux productions en cours d’achèvement. On est sorti de ce que l’on pouvait voir.
Qui sont ces artistes ?
La première artiste qui a ouvert le programme et en a conçu l’oeuvre générique – un film-, c’est Julie Chaffort. On lui a demandé d’être commissaire associé sur le choix des premiers artistes qui produiraient des oeuvres en lien avec ce programme. Il y a aussi Laureline Galliot. Elle a un pied dans le monde de l’art contemporain et un dans le design : sa démarche de création peut produire des oeuvres qui ont une fonction – donc du design- ou des oeuvres qui n’en ont pas – des installations, des sculptures, du dessin. Elle a travaillé notamment dans les entreprises Weston.
Avec Abraham Poincheval, on est parti sur une production au long court qui sera visible vers 2025.
C’est donc un programme tourné vers les gestes pour en faire de l’art ?
Oui. Il ne s’agit pas de produire de la porcelaine ! Lorsque l’on va exposer l’une des oeuvres de Laureline Galliot dans le nouveau bâtiment, je défis quiconque d’imaginer qu’elle a travaillé avec les entreprises Weston. Et c’est très bien ! Elle a transcendé les quelques 400 gestes faits par les ouvriers pour créer une chaussure. Elle est partie de la forme pour la ramener au corps, au pied. Mais elle est partie du geste et du savoir-faire.
Le FACLim : le Fonds d’Art contemporain des Communes du Limousin
Le FACLim est une association créée en 1982 au moment de la décentralisation à l’initiative d’élus de communes situées autour du lac de Vassivière, dont le maire de Moutiers, lui-même collectionneur. Sa volonté est d’affirmer l’importance de l’art et la légitimité des collectivités territoriales à constituer des collections.
La cotisation est à l’époque de 1 franc par habitant et permet aux communes d’acheter des oeuvres qui leur reviennent ensuite sous forme d’exposition ou de prêt.
Aujourd’hui, ce réseau est géré et animé par le FRAC-Artothèque. 50 communes font parti du réseau et la cotisation est de 15 centimes d’euros par habitant. La proposition d’exposition est élargie à des rencontres avec les artistes et les oeuvres et à l’organisation de résidences de création. En moyenne, 15 à 20 représentations par an sont organisées.
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